Carnet d'adresses et de liens  | Glossaire et vocabulaire


Retour aux recueil des articles et des textes


 1   2   3

La vision d'un artiste...

On remarque, en effet, que la composition décorative classique s'est effacée au profit de l'assemblage, d'un collage de matières. Sün Evrard appelle cela : " Procédé de composition ( plastique, musical, littéraire) consistant à introduire dans une œuvre des éléments préexistants hétérogènes, créateurs de contrastes inattendus. " La matière de couvrure n'est plus utilisée uniquement comme support créatif, mais inclut le décor lui-même. Un nouveau plan décoratif est né, plus varié, composé de superpositions de matières qui se fondent entre elles. Le relieur devient alors metteur en scène, Jean de Gonet appelle cette nouvelle approche : " organisation matérielle de la représentation de la reliure ".

Ces décors, que je nomme décors de surface, font plus appel à une forme d'improvisation. La mise en valeur de la matière, ou du matériau choisi, ne se fait plus à partir de constructions géométriques, mais d'une façon plus spontanée. Faire une maquette, il est vrai, reviendrait à réaliser le décor. Ces nouvelles reliures permettent d'utiliser tous les types de cuir, pour la couvrure et la composition, ces mêmes cuirs qui, autrefois, servaient uniquement d'éléments décoratifs. Le cuir est maintenant utilisé sous toutes ses formes ; la doublure hier dépréciée est utilisée comme la fleur. Il n'y a pas de cuir noble : le buffle a remplacé le box; le chagrin et le maroquin, eux, sont relégués au musée du cuir.

L'arrivée de ces nouveaux cuirs moins chers autorise des recherches plus poussées, impensables sur des cuirs classiques, souvent très chers. Cette spontanéité, cette conception globale du décor, sur ces nouvelles reliures, donnent à la création un aspect plus proche de l'art pictural. C'est peut-être là que se trouve cette rencontre, si longtemps souhaitée, entre la reliure de création et les autres arts. Parmi ces nouvelles démarches, et puisque nous sommes au Canada, l'exemple d'Odette Drapeau est significatif. Dans son cas, l'expression artistique est catalysée par le choix d'un type de reliure : la reliure souple à couture apparente ainsi que par le choix d'une matière, utilisée comme support et comme élément décoratif : les cuirs marins. Cette démarche a l'avantage de proposer un style reconnaissable entre tous.

On remarque dans toutes ces créations l'absence ou presque de dorure. Autrefois partenaire privilégié dans la réalisation des décors, le doreur n'est plus indispensable. Même le titre, élément incontournable pour la reconnaissance du livre, ne trouve sa place, bien souvent, que sur l'étui ou la boîte. Autrefois partie intégrante du décor, l'emplacement du titre sur le dos s'efface au profit d'une libre création ou d'une reliure dont la couture est apparente. Au milieu de toutes ces évolutions, le doreur doit sans cesse s'adapter à toutes les nouvelles matières, sans concertation préalable avec le relieur.

Ces nouvelles reliures qui demandent, bien souvent, moins de temps pour confectionner le corps d'ouvrage, ces nouveaux matériaux, l'intervention limitée du doreur, permettent au relieur de diminuer son coût de production. Paul Bonet avait une formule : pas de maquette, pas de prix, pas de délai. Si l'élaboration de la maquette tend à disparaître, le bibliophile d'aujourd'hui veut savoir où il va financièrement. Le prix de la reliure de création a toujours été un sujet tabou., 10 000, 20 000, 30 000, voire même 40 000 à payer pour reprendre son bien. Sans brader notre travail, avec l'arrivée de ces nouvelles reliures, nous pouvons offrir des prix plus abordables. Par conséquent, elles suscitent un sentiment de curiosité chez de nouveaux amateurs qui, hier encore, hésitaient à franchir le pas.

Le bibliophile classique, lui, reste sur ses positions ; une bonne reliure classique, avec un bon décor géométrique, sur les deux plats si possible, protégée par une chemise et un étui. J'exagère à peine. On peut comprendre qu'il reste sur ses positions, et je l'encourage, car il est le garant de l'actualité de cette reliure traditionnelle que je ne veux pas voir tomber en désuétude.

Mais si ces nouvelles reliures peuvent provoquer cette rencontre, tant attendue, entre l'amateur et la reliure, alors notre devoir est d'aider à leur diffusion. Laissons aux libraires le soin de promouvoir le seul contenu du livre. Nous avons eu tort de confier notre promotion aux libraires, sous prétexte qu'ils étaient le lien entre les bibliophiles et les relieurs. Depuis bien longtemps, ils ne jouent plus ce rôle d'intermédiaire. Leurs préoccupations sont beaucoup plus commerciales, avec une promotion interne, par des expositions où seuls les initiés sont conviés. Nous devons chercher d'autres lieux de représentation comme des galeries, des lieux publics, des écoles, participer à de grands salons comme la FIAC : foire internationale d'art contemporain.

Mais promouvoir ne veut pas dire présenter n'importe quoi, dans n'importe quelles conditions. Habituer l'œil du néophyte à des reliures de mauvaise qualité, ce n'est pas de la promotion, c'est brader l'exigence technique que requiert notre métier. Sans tomber dans une sélection systématique, ni opposer relieurs professionnels et amateurs, il faut trouver un point d'équilibre pour que ces expositions soient représentatives des divers courants de la reliure actuelle, sans exclusion. Il est évident que les critères de jugement diffèrent, par exemple, d'une reliure classique à une reliure à structure croisée. Il faut donc, comme je le soulignais précédemment, créer une typologie de ces nouvelles structures afin de pouvoir comprendre et juger les réalisations.

Enfin, pour leur présentation dans les expositions, il faudra tenir compte de la construction de la reliure. Les critères de présentation varient d'une reliure à l'autre, il faut absolument les respecter. Certaines reliures doivent être posées à plat, d'autres debout, chaque reliure doit trouver son espace vital sans interférer avec la reliure d'à côté. Il serait souhaitable d'établir un cahier des charges pour que toute reliure soit exposée selon ses particularités avec des conseils pour sa bonne conservation, pendant la durée de l'exposition. D'autre part, il faudrait confier le montage des expositions à des spécialistes préparés en fonction de ce cahier des charges. Par cette promotion plus large, par ces mises en scène nouvelles, où la reliure devra être accessible, voire même manipulable, nous pourrons alors prétendre servir la reliure de création, la reliure tout court.

Transmettre, promouvoir et pour finir, communiquer entre artisans et créateurs, amateurs et professionnels, auteurs, typographes, illustrateurs, l'urgence est de renforcer, sinon de renouer, un lien puissant avec cette attitude essentielle qui a rendu possible l'épanouissement de tous les arts et de tous les métiers, travaillant sur le livre, autour du livre, au-delà du livre, et qui concourent à son existence, à sa conservation. À sa divulgation, à sa mise en valeur.

S'unir, car sans cette volonté explicite et déterminée d'ouverture, nous n'arriverons à rien, les uns sans les autres. S'unir, en respectant, en premier lieu, l'héritage culturel de nos disciplines qui nous a tous nourris, et auquel nous sommes redevables d'être ici. Car en réalité que faisons-nous, sinon revenir aux sources, sinon rechercher cette aptitude fondamentale qui, depuis des siècles, a justement permis aux artisans, artistes, gens de métiers que nous sommes, de s'adapter au livre, à chacun des moments de son évolution, à chaque étape de son développement. La reliure actuelle doit s'inscrire dans cette symbiose étroite avec le passé. Cette continuité est la seule garantie pour l'avenir de notre métier et pour comprendre la reliure de demain.

 1   2   3